Flânerie amoureuse ( fin de matinée. )

La calèche avait déposé Stanislas à près de 10h30 du matin au pied de ses appartements. Le voyage avait été éreintant, insupportable tant le cocher était rond comme une queue de pelle. La caisse du convoi avait bringueballé dans tous les sens et plusieurs fois le jeune russe avait reconnu le goût de la sauce champêtre qui lui avait été copieusement servie au Louvre. Passage mensuel obligatoire dans les appartements loufoques de son ami Lully où durant quatre jours il avait été question d'harmonie et de contrepoint musical. Cet aspect quelque peu rébarbatif de la musique était cependant indispensable et primordial pour un organiste, et Lully se plaisait à le développer avec Stanislas.
Chaque fin de séance, le soir, les deux musiciens rentraient au château où l'on avait préparé des viandes en sauce et du vin doux en carafe dûement chambré.
Les conversations allaient bon train sur tel élève, et les soirées se terminaient au clavecin, à la lumière de chandelles qui faisaient ressortir l'ambre de l'eau-de-vie au sucre qui baignait au fond de calices transparents.
Les retours étaient difficiles pour Stanislas, cette période de l'année ne l'aidait guère, les fêtes de la Nativité étaient terminées, le froid et la grisaille s'étaient insinués jusqu'au coeur des parisiens et ce souvenir... Ce souvenir impérissable de cette jeune beauté aperçue durant la messe de minuit.
Il ne savait rien d'elle. Peut-être avait-il seulement entendu son nom, une certaine demoiselle Romilly ou de Romilly ! Stanislas n'en était plus sûr, et n'aurait rien parié en usant son souvenir approximatif de peur d'erronner son nom.
En revanche, il l'aurait désigné du doigt entre mille belles s'il l'avait pu !
Son souvenir ne l'avait pas quitté et ça n'était point dans les us et coutumes du jeune russe de se mettre en quête de provoquer une rencontre préméditée et déplacée avec cette créature.
Cependant l'envie ne lui manquait pas et que peut-être s'était-il demandé, dans un fiacre il reconnaitrait cet ange, cette demoiselle Romilly semblait-il !
Les mains dans le dos, il flânait dans le froid, le manteau fermé de haut en bas. Ses pensées s'arrêtèrent sur du givre déposé et qui ornait une branche et la rendait presque surnaturelle.
Il se plongea alors dans des pensées lointaines et imaginaires, des pensées printanières ou il bercait la belle de ces morceaux de musique.

Romilly était loin de se douter de toutes ces pensées qu'elle suscitait. Elle n'avait rien fait de sa matinée, à part aiguiser et nettoyer ses armes, vérifier ses poisons, vérifier ses fourreaux et sangles, et ranger tout son attirail correctement. Travailler dans la clandestinité lui donna envie de soleil, et même si ce n'était pas certain que le temps se plie à ses exigences, elle décida de sortir un peu. Voir des gens, sans forcément leur parler, voir et sentir des fleurs, des arbres, de l'herbe, lui parut une bonne idée, et c'est tout naturellement qu'elle se fit conduire aux grands jardins de Paris. Cette fois-ci, c'est dans son rôle de Duchesse qu'elle s'y rendait. Elle avait donc revêtu tous les atours qu'une noble de son rang se devait de porter: longue robe faite de riches tissus ( bleue, comme souvent ), cape de fourrure, et tout l'attirail des perruches de la Cour: coiffure, maquillage, éventail ( un éventail par ce temps, quelle idiotie... ) … La dague accrochée à sa jambe était invisible, ne pesant presque rien tellement elle en avait l'habitude, mais indispensable.
La jeune femme sortit de la calèche avec un soupir d'aise: respirer enfin lui faisait du bien, et elle se sentit soudainement comme allégée d'un poids, et se redressa avant de dire au cocher de revenir la chercher une heure plus tard.
Il s'en alla, et elle resta seule devant les Jardins. Elle s'y engagea enfin, profitant du calme relatif, et d'une nature certes domestiquée mais présente.
Elle s'avança lentement sur le chemin, sans se presser, profitant de l'instant. Quelques regards s'attardèrent sur elle, comme à chaque fois que la Duchesse apparaissait en public. L'absence de Chaperon était expliquée par la dague mais surtout par sa réputation, son nom et l'impossibilité qu'on l'attaque sans subir les foudres du roi.
La jeune femme s'amusait autant des regards que des rayons du soleil. Elle aimait bien le froid aussi, et ses joues rougissaient sous son assaut, sous la poudre.
Son regard se posa sur un jeune homme. Un russe, un musicien. Elle ne le connaissait que de vue mais avait son nom sur le bout de la langue – impossible cependant de s'en rappeler, à part le fait qu'il connaissait Lully et qu'il lui semblait l'avoir croisé à Noël...
La jeune noble s'approcha de lui et lui effleura l'épaule:

« Messire...? Il me semble vous connaître. N'êtes vous pas musicien? »

La jeune femme se faisait séduisante comme avec chaque homme qu'elle voulait prendre dans ses filets.

Stanislas était en train de s'élever en des rêveries face à cette branche qui l'intriguait et qui suscita en lui une inspiration de composition musicale qu'il ferait part à Lully dès qu'ils se reverraient. Un opus pour deux cordes avec basse continue serait le bienvenu dans cette recherche artistique mais l'idée qu'une fugue soit réalisée en parallèle ne devait pas être écartée.
Le froid n'était plus un problème lorsque Stanislas fut pris d'une envie d'un verre d'alcool. Il piétina tout de même un peu afin de désengourdir ses pieds quand une main fluette l'efleura. Il fut abasourdi lorsqu'il fut face à ses rêves, lesquels venaient de s'exaucer. Cette jeune femme qui occupait ses pensées depuis la messe de minuit, qui le hanta lors de son voyage au Louvre et qui engendrait chez lui de belles pensées, se tenait là, devant lui. Ses pensées ne l'avaient pas trahi, elle était d'une splendeur inégalée, d'un raffinement peu commun et arborait une toilette encore plus fraîche que toutes les métaphores printanières.
Gauche, il se râcla la gorge et mit plus de cinq secondes à répondre à cette fleur qui bravait la réputation des temps estivaux. * Resaisis-toi Stan' * se dit-il.

- Euh, mmm.... Ma foi Mademoiselle si vous pensez qu'une entrevue des yeux qui aura duré quelques minutes aux temps de noël fait que vous décidez de me connaitre, j'en suis fort aise et sachez que je ne saurai mieux que quiconque en partager les mêmes moments. -

Vite, Stanislas s'était effectivement repris, mais pas moins dégagé de sa gêne envers celle qui s'annoncait avec la plus grande facilité du monde.
Le jeune russe remit ses longs cheveux en ordre, et entreprit d'effectuer un baise-main des plus courtois.

- A croire que les rêves et les pensées sont nos alliés, et que le surnaturel n'est qu'à une courte portée de main, car je m'évadais en repensant à vous. Je vous ai aperçu à la messe de minuit et je vous avoue que depuis cet office je ne parviens pas à chasser votre image de mon esprit. Heureusement il n'a pas altéré mes séances musicales que j'effectue chaque fois que je vais rendre visite à mon ami Jean-Baptiste Lully. Car oui, pour répondre à votre question Mademoiselle, je suis musicien, et organiste-compositeur à la Cour plus précisément. -

La gêne que Stanislas ressentait il y a encore quelques secondes s'était totalement effacée et avait laissé place à un jeune russe enclin à la parole et plus loquace qu'à l'accoutumée. Elle avait réussi sans le savoir à le désinhiber de toute maladresse. Fier de lui, Stanislas ne fut pas avare d'éloges sincères.

- Ma foi, vous n'attendez point les temps chauds pour dévoiler vos atours charmants Mademoiselle, et en toute courtoisie sachez que vous devez attirer la convoitise. La musique est un art, en vous je décèle une forme d'art en votre charme et votre bienséance à la tenue. Sans parler de votre beauté qui ravirait mon ami Lully chez qui vous feriez naitre des multitudes de menuets. - se penchant légèrement pour saluer et accompagner ses propos.

- J'étais justement en train de me demander si je n'allais pas me faire servir un bon vin chaud afin d'éradiquer ce froid qui fini par me transpercer. Puis-je me permettre de vous demander si une douceur chaude vous tente ? Nous irions où vous voudrez ! -

Stanislas se retourna à moitié feignant en un regard furtif de trouver en un coup d'oeil un endroit qui irait à cette demoiselle.

Le jeune russe sembla très surpris de voir quelqu'un à ses côtés. Au début, Romilly ne comprit pas que c'était sa présence à elle qui le désarmait mais il le lui fit rapidement comprendre à grand renfort de compliments de cour qui l'ennuyèrent plus que la flattèrent. Un éclair s'alluma cependant dans ses yeux: un soupirant était souvent utile, ne serait-ce que pour réchauffer quelques nuits.
Elle le laissa lui faire un baise-main avec un sourire amical, et une moue amusée après quelques mots qui trahissaient l'artiste exagéré de la Cour du Roi de France. Il l'avait donc repérée à la Noël. C'était sans doute là qu'elle l'avait apperçu... Ou lors d'un récital ou d'un concert.
Elle n'eut pas le temps de se présenter elle-même que la gêne du Compositeur s'en alla pour laisser la place à un flot de paroles auxquelles elle n'avait même pas le temps de répondre. Les compliments portaient la marque noble et hypocrite du château, mais ils semblaient sincères et elle préfèra les prendre dans ce sens.
La proposition de « quelque chose de chaud » élargit le sourire. La formulation était assez floue pour que son esprit l'interprète de deux manières: celle pensée par Stanislas et celle qu'une Courtisane utiliserait.
Son sourire se fit plus large, et l'étincelle jaillit de nouveau dans son regard. Elle allait s'amuser un peu.

« Dites moi au moins d'abord votre nom, Messire. Vous êtes compositeur, ami de Lully, mais il ne me semble pas que vous m'ayez donné votre nom. Je suis Romilly , Duchesse de Würtemberg. Et je veux bien aller au chaud. »

Elle sourit pour adoucir la réprimande moqueuse, et eut une petite révérence, toujours amusée. Elle jaugeait le jeune homme discrètement du regard: jeune, beau, artiste... Elle ne serait pas méchante avec lui, mais lui donnerait peut-être l'occasion d'écrire de beaux morceaux d'orgue?
Elle se demanda à ce moment quand elle aurait des nouvelles de son autre artiste, Arthem des Tourments, le seul jusque là à avoir été à sa hauteur. Mais peut-être que le blondinet recelait des surprises intéressantes.
La jeune femme lui prit ensuite d'office le bras:

« Où pensiez-vous aller? »

Stanislas était amusé du comportement de Romilly. Il avait décelé en elle l'assurance qu'ont les jeunes nobles de son rang qui savent d'avance que la partie et son gain leur seront gagnés.
Même si l'idylle ne devait durer que quelques heures, Stanislas en serait enchanté. Elle serait le chat et lui, la souris. Mais les souris se faufilent, même entre les pattes d'un chat.
En effet le jeune russe n'avait pas pris la peine de se présenter tant l'émoi de la rencontre le chamboula. Un début incertain et voilà que le russe pratiquait le baise-main ! Que penserait cette jeune femme de l'entrain du blondinet ? En Oural s'activait-on ainsi à la première minute d'une rencontre ? Que oui !
C'est un peu gêné que Stanislas en vint à énoncer son nom :

- Stanislas, marquis de Doholov mademoiselle - penchant très légèrement la tête et fermant à demi les volets de ses yeux.

- J'étais pris dans le tourbillon du contentement et l'euphorie m'a gagné. J'espère ne pas vous avoir froissé au moins ? - ricanant doucement, car à ce jeu-là Stanislas excellait.

- Je suis russe, et celà doit s'entendl-re, n'est-ce pas ? Nous sommes, en Russie, tr-lès sensibles à la délicatesse des gentes dames. Mais en Frl-ance vous me semblez plus contenues. Me trompé-je ? -
Saisissant le bout des doigts de Romilly prétextant un contrôle et la vérification qu'elle n'était pas atteinte de l'onglet. Cependant les intentions du jeune organiste pouvaient porter à confusion. Jamais, ô grand jamais Stanislas n'aurait eu un manquement à la courtoisie face à une dame de rang respectable. Pas plus que envers une femme de rang moindre. Mais les russes étaient, et sont des gens entreprenants. Stanislas n'était pas homme à pratiquer le rentre-dedans et savait s'arrêter avant l'incorrection. Il n'avait pas oublié les leçons dispensées par ses mentor qui lui rabâchaient sans cesse qu'en Russie il fallait être russe, ailleurs il fallait considérer que fouler le sol d'un pays étranger impliquer un comportement d'invité, donc ne pas se donner en spectacle. Et ça, Stanislas l'avait retenu.

En se saisissant des doigts de Romilly il remarqua qu'elle effleurait ses ongles. Stanislas en profita pour fournir une explication :

- Ce sont des doigts d'orl-ganiste Mademoiselle. Je les entrl- etiens et les préserve au mieux. Tant pour mes élèves que pour moi-même. Parl-fois je me fais violence afin de ne pas les ronger. - lançant son plus beau sourire.

Romilly , quand Stanislas se présenta, laissa un sourire amusé flotter sur ses lèvres carmin. La volubilité des gens de l'Est, elle connaissait. Et si ses origines étaient assez visible, le voir confirmé l'informait aussi que son interlocuteur gardait les traces de leur galanterie si particulière dans son sang et son éducation.

« Enchantée, Marquis. »

Elle battit des cils, étonnée qu'il arrive à enchaîner aussi vite autant de compliments. Elle avait l'habitude qu'on tente de la séduire, mais peu d'hommes développaient autant en si peu de temps. L'imagination fertile du jeune homme expliquait sans doute son statut d'artiste. Il faudrait qu'elle écoute de ses compositions pour en savoir plus là-dessus. Elle rétorqua joyeusement:

« Un peu plus de compliments et je fuis, croyant que vous n'avez en tête que de vous en prendre à mes vertus... Comment se fait-il qu'autant de mots doux sortent de votre bouche alors que vous ne me connaissez pas? »

La sensibilité des russes était presque caricaturale chez lui et elle hocha doucement la tête. Ce rôle de jeune fille un peu effarouchée et à la fois sûre d'elle était amusant à jouer – et elle n'allait pas s'arrêter en si bon chemin. Elle retira vivement sa main et la cacha dans l'autre:

« Vous devenez un peu trop entreprenant à mon goût, Marquis. »

Elle sourit à la plaisanterie de l'homme mais refusa de lui donner une autre possibilité de la toucher. Elle s'amusait de son comportement, un peu trop certain de son charme, et se décida à jouer de nouveau pour embêter un peu le noble organiste.

« Je préfèrerais marcher, en fait. Accompagnez moi dans les jardins? »

Elle gardait le contrôle du jeu, et si elle savait s'adapter aux situations, il était hors de question qu'un homme se croit permis ce qu'il voulai avec elle: cela ne marchait pas dans ce sens, c'était elle qui avait le pouvoir de faire ce qui lui plaisait.

Stanislas eut l'air gêné lorsqu'elle lui commanda gentillement de cesser son flot d'intérêt. Il en eut les hauts de joues rougis mais se remit vite de cette escarmouche en pointant du doigt la branche qu'il admirait avant son arrivée, laquelle lui évoquait tant de choses qu'il en avait déjà trois ou quatre portées de composées.

- Voyez cette branche Mademoiselle, elle m'a inspiré telle la muse de la musique, et c'est peu dire. Mais c'est là mon dernier compliment, et vous m'en voyez désolé, mais j'ai été frappé tant par la beauté de l'une que l'aspect insolite de l'autre. Marquis, Comte, pffff, si on mélange ces titres avec le statut d'artiste, il n'y a qu'un pas à effectuer pour sombrer dans la pauvreté. Nous avons pour nous que notre langue soit bien déliée et n'engendre pas de salissures ni de mensonges. Si un troubadour d'une troupe théatrale vous avoue que vous êtes fraiche, croyez-le ! Si Lully ou moi-même vous composons un menuet croyez-en que toute sa teneur se rapprochera de vous ! Ne m'en veuillez point de vous flatter mademoiselle, ce fut si rare dans mon existence. -

Tout fut exprimé sur un ton calme, le jeune s'était expliqué sur son intarissable éloge, et l'air qu'il avait pris n'était point comédie. Aucune mimique n'émana du russe, aucune flâgornerie ne fut exprimée. Stanislas ne jouait pas de rôle, celui du séducteur mais celui du séduit.

- Vous avez raison, marchons, et regagnons un endroit où nous réchauffer, nous pourrons parler de nous, de Paris et je vous raconterai Moscou ! J'espère que le temps sera mon allié en cette journée bénie et qu'il ne sonne point l'angélus comme si c'était dans cinq minutes. Mais bien accompagné, le temps sait distiller ses minutes convenablement me disait un de mes mentor ! - souriant gentillement à Romilly en commencant à marcher vers l'allée du jardin qui menait sur la rue.

Le temps basculait vers un petit radoucissement et Stanislas en fut vite réjouit. Ce froid commencait à l'indisposer même si l'habitude du froid pôlaire était monnaie courante chez lui, il n'en appréciait pas moins les rayons de soleil qui s'abattaient sur la capitale vecteurs incontournables et annonciateurs d'un printemps plus si loin que ça.

- Et vous mademoislle, depuis l'office de minuit, avez-vous vécu de grandes expériences ? Je veux dire, votre vie s'est vue grandir de quelque chose ou de quelqu'un ? Vous me paraissez noble, mais quelque chose me dit dans votre attitude que la vie de Bohême ne vous déplait pas ?! N'y voyait aucune indiscrétion, mais puisque vous m'autorisez à vous parler, je parle ! - engageant la conversation sur elle. Il aurait bien le temps de raconter Moscou, les années folles renaissantes du pays des Tsars.

Romilly commençait sérieusement à être lassée par le jeune noble. Certes ses compliments la mettaient en valeur. Certes ils étaient bien choisis. Mais peut-être que fréquenter la Cour des Miracles et son franc-parler, si loin de toutes ces simagrées nobles et inutiles, avait laissé sa trace sur elle. Assez en tout cas, pour que son rôle de Duchesse lui pèse, même si elle n'en montra rien. Seul un frémissement de paupière, imperceptible et qu'elle seule pouvait savoir là, dénonça qu'elle bouillait sous son masque. Un regard neutre et très noble se posa sur Stanislas.
Nouveau frémissement de paupière, étonné celui-là. L'homme semblait sincère. Soit, comme Arthem des Tourments, il savait maitriser son visage mieux que la plupart des gens, et il feignait admirablement l'honnêteté, soit tout était réel... et cet homme était un flagorneur dans l'âme... Ou amoureux.
Heureusement pour elle, mais aussi pour lui, l'organiste accepta de rester à marcher plutôt que de l'accompagner elle ne savait où. Quant à parler d'elle, elle lui servirait comme aux autres son histoire si simple de fille de Duc, riche et bénie de Dieu. Par contre, elle était tout à fait d'accord qu'il lui parle de Moscou: la ville russe, tout comme Saint Petersbourg (la ville des Tsars), l'attirait beaucoup et elle s'était déjà promis d'y aller, et de gouter au faste orthodoxe un de ces jours.
La gentillesse de Stanislas, couplée à ses compliments, devint moins pesante, et plus joyeux alors qu'un rayon de soleil venait détendre légèrement l'atmosphère.
Et déjà le musicien revenait à l'attaque. Elle sourit gentiment, pas le moins du monde alarmée de ce qu'il venait de dire: son commentaire sur la vie de bohême était pure supposition, puisqu'elle ne laissait jamais paraître à la Cour de France ses escapades dans l'empire de la rue. Son teint légèrement trop foncé était dissimulé sous la poudre, et tous ses gestes étaient dignes d'une Duchesse. Seul son caractère était trop entier pour convenir réellement à une princesse, mais cela n'avait aucun rapport. Cependant elle préfèra immédiatement se méfier et répondit:

« Veuillez ne pas m'offenser en me traitant de Bohême, monsieur, je pourrais très mal le prendre. »

Elle eut un regard sévère, puis reprit un sourire bienveillant et posa sa main sur le bras du jeune homme pour avancer.

« Depuis la Noël... J'ai retrouvé une de mes amies d'enfance de passage par Paris, mais depuis quelques temps les nouvelles se font de nouveau rares. »

Elle ne développerait pas pour ne pas avoir à mentir. Cela ne la dérangeait pas outre mesure, mais les retrouvailles avec Cassandre méritaient mieux qu'une broderie même à un inconnu.
Elle n'allait pas non plus lui expliquer qu'elle avait eu plusieurs contrats, dont un musicien, peut-être de ses amis.
Elle passa en revue les choses qui lui étaient arrivées à la Cour.

« J'ai peur que la vie des Dames de la Cour ne vous interesse guère. J'ai participé à quelques soirées musicales et même théâtrales, et je suis allée découvrir les nouveaux chocolats. Malheureusement, rien de très palpitant. Le reste du temps, j'apprends à gérer mon domaine, à connaître les alliances de la Cour, et je prends des nouvelles de chez moi. »

Elle passa sur le soupirant plus ou moins conventionnel qu'elle avait trouvé en d'Azayes, et sourit plutôt de nouveau:

« Ainsi donc, pas grand chose à raconter, même en embellissant le plus possible. Et vous, mon cher, qu'avez-vous composé avec ce cher Lully? »