Quartiers de feu Giuseppe Aldi Montale

C'est un hôtel particulier sur les boulevards riches qu'occupait le défunt cousin de la mère de Giorgio de Chiaromonte. Appartement aujourd'hui vide, le cousin mort de maladie et sa défunte de la lame de Giorgio souhaitant protéger sa couverture parisienne, sa petite vie égoïste et aux desseins uniquement alimentés de fiel.
Chouette hôtel, mais absolument inchauffable en cet hiver vigoureux sans dépenser des quantités astronomiques de combustibles, un hôtel de cette importante s'entretient et les domestiques ont tous pris la fuite, leurs patrons décédés, ils ne voulaient devenir les esclaves de l'âme noire du rejeton italien...

Alors Giorgio passe le plus clair de son temps dans les allées courtisanes et les ruelles, les tavernes et les maisons clôses, les vivres assurées par ses parents ne lui permettent pas d'assumer cet édifice..
Il lui faudra régler la succession du cousin, toute la famille décédée, pour s'assurer de confortable revenus, car quémander sa part du patrimoine familial il n'en était point question.

Alors ce soir comme les autre soirs, Giorgio de Chiaromonte enfile son pardessus noir et son chapeau, revêt son épée et son fourreau, ajuste sa cape et s'en va trotter le pavé, en quête d'une petite rixe monnayée, d'une courtisane subtilement parfumée ou de rencontres noblionnes annonciatrices de jours meilleurs...

Sous ses pas la neige s'écrase sur la pavé parisien..

L'infâme pourceau n'aurait pas dû parler ainsi...
Giorgio sait ce qu'il en est, il a lui-même un certain nombre de dettes, mais il les acquittera d'une manière ou d'une autre avant que l'on charge quelque assassin à la petit semaine de lui trouer le cuir. Il lui est arrivé de jouer les agents de créanciers, ses talents sont appréciés parmi la noblesse, très largement composée de pleutres incapables de se faire payer leur dû eux-même.
Mais ce soir c'est bel et bien à lui que ce commerçant devait de l'argent, un immonde petit bonhomme lâche et vicieux à qui il avait eu la faiblesse de confier quelques économies du cousin pour avoir une part dans ses affaires. L'idiot a été en faillite en quelques mois, bien sûr s'il ne s'agissait pas de l'argent de Giorgio à proprement parler, il était néanmoins impensable de voir une coquette somme disparaitre par la seule faute d'un gras-double mauvais gestionnaire.
Alors il lui a rendu une petite visite pour lui signifier son mécontentement, bien sûr le pourceau lui a soutenu être insolvable... Allons allons, on trouve toujours le moyen de payer ses dettes, mais voilà qu'il pris le parti de refuser sèchement toute forme d'arrangement, d'insulter l'aristocrate toscan par des mots blessants, et même de le menacer d'une stupide breloque en terre cuite...

La dague de Giorgio fendit l'air pour se planter ans la gorge de l'inopportun.. Il put ainsi se payer lui-même, sâle vermisseau menteur au coffre bien rempli pour un commerçant ruiné...
Un meutre se doit d'être camouflé même s'ils sont monnaie cour...

De Chiaromonte est interrompu dans ses pensées alors qu'il pénètre dans l'allée menant aux appartements qu'il estime comme siens depuis la mort du seigneur Montale..
La porte est entre-ouverte.. quelqu'un se serait introduit à l'intérieur ? L'attendrait-on ? Un mari trompé rancunier ou la garde ayant eu vent de son exploit de la nuit ? Impossible...
Il est de ces hommes que les petites surprises agaçent profondément, et c'est dague en main qu'il repousse lentement la porte.. Pas de lumière.. Un cambrioleur ? Voilà un malheureux qui aura bien mal choisi sa demeure si tel est le cas...
Il monte lentement les escalier de pierre menant à l'étage, si quelqu'un est à l'intérieur il devra le surprendre le premier.

Personne..
Grimpant au second par l'escalier de bois en colimaçon il aperçoit enfin la lueur d'une bougie.. Improbable.. A moins que..
D'un coup de talon appuyé contre la porte il ouvre celle-ci avec grand fracas, et parant à toute éventualité dague en avant..

"chi è là ? Puta madre !!"

Aujourd'hui, elle ne connaîtrait pas le froid ; elle l'avait décidé. Elle connaissait plus de raisons honteuses que de nécessaires qui pourraient la détourner de sa route, si elle y réfléchissait bien. Mais elle s’obstinait à ne pas penser, et à avancer. Elle n’avait plus le choix. La vie était devenue d’une telle cruauté qu’elle se devait de survivre, rien que pour lui montrer qu’elle était plus forte que ça ! Repoussant alors la peur de sa réaction, elle entreprit de se vêtir le plus dignement possible, et le mieux possible. De rebuts de vêtements, trouvés auprès des boutiquiers, elle avait confectionné un boubou coloré, mélange de deux tissus jaune et orangé, qui descendait sur ses mollets et dégageait sa gorge et ses bras. Par dessus, un châle de laine blanc cassé qu'elle avait trouvé la nuit dernière. Sur ses lèvres rougies par le froid, de la graisse de chat mélangée à des baies des bois. Elle regrettait les plantes de son pays qui permettaient de dessiner sur son corps un message aux Esprits, et aux mortels. Ainsi, elle aurait pu vaincre le froid, et le mépris, et tous les dangers qu'elle croisait sur sa route !
"Un corbeau immaculé est venu à moi ; il avait quitté sa prison de pierre, le bastion des nobles. Ils ne voulaient plus de lui, pourtant je le porte avec bonheur, en remerciant l'Esprit de la chance" songea t-elle en resserrant le châle autour de ses épaules et en accélérant le pas.
A cette heure-ci, serait-il dans sa demeure ? Ghalyela connaissait si bien le chemin de son ancien foyer, là où elle avait tant travaillé, soumise à deux hommes aussi vils l'un que l'autre.

_ Je 'eviens toujou' ve' toi, malg'é ce que tu m'as fait, commenta t-elle à voix basse, levant les yeux sur l'hôtel particulier de feu l'ordure.
Aldi Montale avait été une ordure ; un déchet, mais Giorgio de Chiaromonte était... pire que cela. Pire que le dégoût, pire que l'envie de le détruire. Giorgio... Elle inspira profondément, luttant contre des souvenirs brûlants, une pointe d'envie se manifesta en elle et elle la refoula. Un homme blanc comme les autres, pilleur, violeur et irrespectueux. Loin de la dignité et de l'humilité des siens. Très loin de Timour. "Giorgio ne sera jamais comme Timour, jamais ! Giorgio..."
Un baiser sur sa nuque, l'odeur entêtante d'un parfum de sueur et d'homme mélangé, le feu qui crépite et jette ses braises sur le tapis... Elle frissonna et elle se retourna... Personne. Un autre souvenir.
Sans plus attendre, elle se faufila par la porte de derrière et récupéra la clé dissimulée dans un baril, près de la clôture. Elle revint devant la porte principale et tourna la clé. La porte s'ouvrit, majestueuse et elle la laissa entre ouverte. Ainsi, Giorgio saurait qu'elle est là. Elle avait déjà subi sa colère alors qu'il avait glapi comme une femme en la découvrant chez lui. Elle grimaça en repensant à sa réaction et entra dans le vestibule. Elle récupéra une bougie qu'elle alluma, prélevant une flamme dans le feu de la cheminée du salon. Elle grimpa directement au deuxième étage, sachant où elle voulait aller. Là où elle avait vécu, entassée avec les autres dans cette pièce exigue. Elle ramassa ce qu'elle était venue chercher. Puis Ghalyela ferma les yeux et compta.
_ Un, deux, t'ois, quat', cinq, six, sept, huit, neuf, dix.
Et elle l'entendit monter les dernières marches.
"chi è là ? Puta madre !!"
_ Yé savais que tu di'ais cela. Pas de cette manié' la, mais...
Elle sourit et se tourna vers lui. Croisant son regard stupéfait, elle contempla rapidement le reste de sa personne et ajouta :
_ Cela faisait longtemps...

Incroyable... Elle a le chic pour surprendre l'italien décidemment, ce n'est pourtant pas la première fois qu'il la trouve ainsi à l'attendre chez Aldi Montale, mais ce soir il pensait à tout sauf à elle...
Mi-rassuré, mi-irrité, il range sa dague à sa place, à l'intérieur de son pardessus, sans prêter la moindre attention à l'intruse, il ôte celui-ci et le laisse choir nonchalamment sur une banquette, bientôt imité par son chapeau...
Cette grande bicoque est bien difficile à chauffer, et une cage-à-feu d'appoint occupe la petite pièce jadis reservée au personnel de maison.. Toujours sans adresser la parole ni poser les yeux sur Ghalyela, il s'accroupit et ouvre ladite cage, y place quelques brindilles prélevées dans la panier à son côté pour allumer un petit feu salvateur, la soirée est particulièrement froide....

"- Foutue Ghalyela, foutue négresse... Tu sais que tu m'as fichu la frousse ? Sais-tu seulement que je n'aurais pas hésité à te planter ma lame dans le coeur ? Tsssss.... Que me vaut l'onore ?"

Se relevant doucement et la toisant cette fois de son retard le plus noir, il s'avance à petits pas en sa direction, on pourrait envisager des tas d'intentions dans ces yeux noirs, vils ou vicieux, mais en arrivant à sa portée il se contente de lui prendre le bougeoir des mains... Et de lui adresser un sourire..
Il reste planté ainsi quelques secondes, ne pouvant empêcher son regard de détailler la silhouette de Ghalyela... Ce corps superbe à la peau d'ébène, cette subtilité exotique dans les couleurs et les matières.. Il se surprend à la trouver désirable, comme à chacune de leurs rencontres... Il honnit de sentiment et se retourne dans un gromellement.. De nouveau accroupi face au futur foyer du feu, il s'applique à embraser les brindilles à l'aide de la bougie.. Et sans regarder son "invitée" il ajoute..

"- Tu as choisi ce soir pour me rendre visite.... Bella nera... Je suis fourbu, as-tu en tête de me divertir ? Mio cugino aurait aimé savoir ses domestiques si zêlés après sa mort...
Alors tu vas danser pour moi, n'est-ce-pas, creatura del diavolo ? "

Le feu démarre, il se sent troublé par la présence de l'ancienne esclave, habituellement ses rapports aux femmes ne souffrent d'aucune morale, il convoite, il désire et possède de gré ou de force, il les aime et a un succès indéniable, mais elle, elle, elle qui lui est interdite de par sa race, cette race qu'il méprise et ne considère guère plus qu'une espèce animale sans âme, elle qui attise son désir à chaque visite... Quelle relation étrange. Il pourrait la tuer pour couper court à cette nausée qui le prend lorsqu'il songe à ce corps.. Qui viendrait pleurer une esclave noire ? Mais il ne peut s'y résoudre, ces visites régulières lui sont agréables et divertissantes après tout...

Dans ses yeux, elle lut tant de choses ; en sa présence, elle n'avait jamais eu de Visions et pourtant... que de sentiments enfouis et de sensations honnies passèrent dans ce regard ! Des yeux noir jais, furibonds, se posèrent sur elle et elle resta de marbre, cachant son émoi. Elle avait toujours réussi à le calmer, à le laisser loin d'elle, à réprimer cette envie dévastatrice, d'accepter qu'il la touche...
Giorgio rangea la dague qu'il avait dégainée en entrant dans la pièce et elle suivit le mouvement leste du regard, appréciant l'arme, tout autant que son habileté à la manier. Un homme dangereux... en présence d'une femme dangereuse. Les mystères entourant sa peau, son origine, et son don étaient autant de carapaces et de dards pour éviter les hasards du destin.
ll ne répondit rien, refusant de montrer ses sentiments, comme d'habitude. Il passa devant elle sans daigner la regarder et prépara un petit feu dans la cage faisant office de cheminée. Peu de confort pour les domestiques, mais encore moins pour les esclaves ! Ghalyela ne se rappelait pas cette ouverture pour le feu quand elle vivait encore dans cette maison... Peut être Giorgio avait-il apporté des aménagements après son départ, dans cette pièce où elle avait rêvé la mort sanglante de ses maîtres...Mais pourquoi serait-il revenu dans ce trou de souris vide ? Quelle importance, maintenant qu'elle n'était plus là... Elle avait évité sans peine les domestiques qui grouillaient à l'étage inférieur. Apparemment, plus aucun d'entre eux ne vivait ici. C'était toujours son refuge. Malgré elle, elle sourit.

"Sais-tu seulement que je n'aurais pas hésité à te planter ma lame dans le coeur ? Tsssss.... Que me vaut l'onore ?"

"Ce soir, tu ne l'aurais pas fait" pensa t-elle mais elle s'abstint de lui dire tout haut qu'elle savait qu'elle ne risquait rien. Parfois, il valait mieux ne pas mentionner son don, pour ne pas effrayer. Elle dégagait déjà une image étrange, nul besoin d'en rajouter.
_ Yé che'chais un ab'i chaud pour échapper à la vague de f'oid. Elle éclata d'un rire amer en contemplant ses mains bleutées qui reprenaient peu à peu des couleurs en présence du petit feu qui se développait.
_ Vous les Blancs, vous c'oyez qu'en enfé', on b'ule ! Moi je c'ois que l'enfé' est un monde de glace, qui t'anspe'ce et tue !

Il avait retiré son manteau et l'avait posé négligeamment sur une chaise, elle s'en approcha et le caressa, avant de retourner vers le feu. Elle s'accroupit pour posséder un peu de chaleur et retira son châle blanc qu'elle tendit à Giorgio, qui le dédaigna. Alors elle se releva et le posa sur le manteau. Il faisait nettement plus chaud mais ce n'était pas pour cette raison qu'elle avait retiré son châle. Comme lui, elle se mettait à son aise, et malgré lui, elle le provoquait.

"- Tu as choisi ce soir pour me rendre visite.... Bella nera... Je suis fourbu, as-tu en tête de me divertir ? Mio cugino aurait aimé savoir ses domestiques si zêlés après sa mort...Alors tu vas danser pour moi, n'est-ce-pas, creatura del diavolo ? "

Elle sourit encore, d'un sourire mi moqueur mi sincère, car elle retrouvait là le Giorgio, fier de ses origines italiennes, usant de mots étrangers à chaque phrase. Grâce à lui, elle comprenait désormais assez de mots italiens pour comprendre une conversation banale.

_ Non sono io, la creatura del diavolo ma tuo cugino, dit-elle avec soin.
Elle ne pouvait lui proposer de lire son avenir, pour la bonne raison qu'elle n'avait jamais réussi à lire en lui de cette manière là. Danser et chanter, voilà tout ce qu'elle pouvait faire.
_ Danser, chanter, oui. J'aime cet end'oi mais pas assez de place. Peut êt' en bas ? suggéra t-elle, choisissant ses mots avec application. Giorgio savait si facilement utiliser ses propres mots et les renvoyer en sa défaveur !

HRP : ca se dit comme ça ?

Elle s'approche de lui et se libère de son châle, avec une petite pointe de provocation tout-à-fait dans le ton de leur relation... Elle ne peut ignorer le trouble que sa présence inspire à Giorgio, elle ne peut que l'éprouver elle-même, sinon pourquoi persisterait-elle à lui rendre visite, à jouer ce petit jeu avec celui qui l'a brimé tant d'années, celui qui la méprise et la traite sans le moindre respect ?
Alors elleutilise la langue italienne pour lui répondre, elle ne peut ignorer non plus que cela le met hors de lui...

PUTE NERA !!! Dois-je te répéter ne pas user des doux mots de ma péninsule pour déverser ton fiel ?!! Aldi Montale fut ton maître ! DOIS-JE t'APPRENDRE LE RESPECT ?!

Sans même s'en rendre compte il lui saisit le poignet d'une main de fer, hors de lui, les colères de l'italien sont emportées, explosives, encore un point qu'elle n'ignore pas, pour en avoir déjà par le passé essuyé la violence. d'une ruade agressive il la projette en arrière et se lève d'un bond, dans une posture du maître prêt à rosser une esclave insolente.. Mais il n'en fait rien. Il reste là, debout, campé sur ses solides jambes, les mains ancrées à la taille, toisant la victime de son impulsivité une étrange expression dans le regard, son esprit en proie aux paradoxes que seule Ghalyela provoque chez lui. Chose étonnante, une pointe de remord le parcours, ce qui accentue le malaise chez Giorgio peu soumis aux états d'âme habituellement.. Mais il ne lui en montre rien, encore une fois il la regarde, le feu prend en lui reluquant le corps de l'africaine maladroitement posé sur le sol, dans une position inconfortable. Alors il se remémore cette soirée jadis où la Raison l'avait quitté, où il avait été sur le point de la mettre dans sa couche, îvre de désir, d'envie de posséder ce corps mystérieux.. Elle s'était refusée, et alors qu'il allait la prendre de force son bon sens avait repris le dessus, lui interdisant de se liver à l'infâmie de prendre une noire, de souiller de sa semance cette créature impure... Car il déteste sa race, et c'est là un des points culminants de ce labyrinthe de sentiments contradictoires qui les unit.

Lève-toi et danse, divertit-moi j'en ai grand besoin ce soir... Oui descendons, la pièce principale sera plus douillette, et je me servirai quelques verres de buono vino... Raconte-moi tes étranges sornettes, tu sais que j'aime ça...
Si tu es sage je te donne'ai peut'et' un petit p'ésent !

[il se dirige vers l'escalier sur cette dernière phrase, se moquant sans retenue de la manière de s'exprimer de Ghalyela..[/i]

Provoquer ainsi Giorgio est un jeu dangereux ; elle devrait le savoir depuis le temps, mais elle persiste à se croire élue, choisie par son peuple pour communiquer avec les Esprits. Elle tomberait de bien haut si elle apprenait que d'autres noirs parlent aussi aux dieux ! Elle en oublie qu'elle n'est qu'une maladie pour les blancs, une ordure pour les riches, une erreur pour les religieux... Vie bien cruelle ! Comme si la misère et le froid ne suffisaient pas, encore faut-il qu'elle doive ramper devant d'autres, qui ne valent pas mieux qu'elle, qui n'ont pas leur place au Ciel !
Elle exècre Giorgio, ses manières et sa vie, mais vient quand même le voir, satisfaire un besoin... masochiste.

Elle s'affale à terre, alors qu'il lui comprime le bras ; ses doigts blanchissent mais elle ne prononce pas un son. Avant qui'l ne s'en prenne à elle, elle savait qu'il l'attaquerait. Elle attend la gifle, pire, le coup de poing qui mettra fin à son insolence. Qui ne vient pas. Elle relève la tête, haletante ; sa respiration saccadée soulève la tunique qui la pare et souligne ses seins hauts et fermes, ses hanches étroites, ses jambes fines...Elle lève les yeux, regardant l'Homme dans sa démonstration d'autorité, dont le message est clair : " Soumets-toi !"

"Tu as l'habitude d'être le maître ; mais tu ne peux pas me soumettre. Je continuerai de te résister" pense t-elle avec ardeur, mais baisse les yeux pour dissimuler la flamme qui s'est rallumée. Alors, d'une petite voix contrite, elle déclare :
_ Bien, maître.
Il la lâche, elle se relève dignement malgré ses moqueries et le suit alors qu'il tonne qu'il a besoin de ses divertissements.
Elle se met à chanter, tout bas, puis de plus en plus fort, à mesure qu'ils descendent les échelons de l'escalier étroit.
_ Ayé tou mibaA... Ayé tara enseya... Ayé...
Elle le devance en entrant la première dans la pièce principale, faisant tournoyer le châle blanc qu'elle a récupéré, et tourne avec lui, ses pieds épousant le sol de bois vernis. Elle y glisse presque, elle s'envole et continue, cette fois en français, suivant les échos qu'elle est la seule à entendre :
_ Tes pas sur cette te'e esquissent une danse ; son nom m'est inconnu, mais je la sens. Je la joue pou' toi, ca' je suis la seule à l'entend'e.
Peu importe qu'il la croie ou non, il est captivé. Elle s'avance vers lui doucement ; et reprend :
_ Tu dois c'éer ta place dans cette cou', qui ne dévoile aucun mi'acle pou' toi. Pe'sonne ne t'aide'a, compte sur toi même... Ayé tou mibaA... Ayé tara enseya... Ayé...
Elle ferme les yeux et se penche vers lui, ployant sans effort son buste vers son visage puis elle se redresse d'un coup : une souplesse en or, noir.

Etrange créature que cette Ghalyela.. Que cherche t-elle au fond ? Quelle profonde perversion la fait ainsi persister à visiter un Maître qui lui a rendu sa liberté ? Courtoisie ? Amitié ? Allons restons sérieux, il la traite comme une moins que rien, la souille de son regard méprisant et inquisiteur dès qu'il en a l'occasion.. Oh elle ne peut ignorer la tension sexuelle que sa présence provoque chez lui, qui plus est lorsqu'elle entame ses danses entêtantes, ses déclamations pleines de mystère et d'exotisme.
Giorgio, en homme des idées nouvelles et des lettres, des sciences émergeantes et interdites, n'a cure d'onirisme et de surnaturel, seuls l'exotisme et le folklore liés à la folie douce de Ghalyela La Noire l'intéressent, cela et et son corps de déesse africaine, car si divinité devait exister, alors elle s'exprimerait là, à travers les puissantes et gracieuses cabrioles de l'africaine...
Il s'asseoit et se sert un verre de vin, un vin de Loire sans aucun doute, même s'il se perd dans les différents tonnelets laissés par Aldi Montale à sa mort.
S'approchant elle semble évoquer quelque prophétie concernant le toscan, amusant.. Et grisant. Elle se redresse avec une vigueur fauve, et la main de l'italien se crispe à la table sur laquelle i la négligeamment posé une fesse pour ne pas l'empoigner et serrer sa taille contre lui.
Il s'y refuse et rejette cette idée, pas une noire, pas cette abjecte créature.. Il vide son verre d'un trait et essuie ses lèvres d'un revers de manche, quelle posture et quelles manières pour un aristocrate ! au contact de Ghalyela il semble se laisser aller à la douce folie paillarde qui emplit la pièce...

Amusé il se met à taper des mains, ce spectacle le fascine, ce corps virevoltant à la lueur du bûcher de la cheminée... Elle réchauffe la pièce et il oublie un temps la rigueur de l'hiver à son aube...

Ah ah ah ! Tu m'amuses et me distrait, Ghalyela, Veux-tu une coupe de vin ? J'ai grand besoin de repos et d'amusement, alors continue et délcame... Mais approche.. Restaure-toi... Et conte-moi les travers de la cour des miracles.. Ils me feront rire.. Approche, ragazza del demonio...

Que cherches-tu Ghalyela ? Quel passion t'anime t-elle au point de t'exposer ainsi aux démons d'un homme sans valeurs et sans morale ?

Elle danse encore, elle se perd dans cette ronde folle, les images peuplent son esprit et détournent ses sens. Elle inspire, elle expire, des parfums l'assaillent, est-ce une vision ? Ce serait bien la première fois. Ou est-ce seulement la beauté de l'instant ? Le temps s'arrête, pour qu'elle charme Giorgio, et se charme elle-même, oubliant le vaste monde, oubliant la misère et même ce qu'elle cherchait en venant ici. A la Cour des Miracles et chez cet infâme... Oui, que cherches-tu Ghalyela ? Est-ce la curiosité, cette envie morbide de contempler la bassesse dans toute sa splendeur ? Est-ce une envie plus profonde, qu'elle cacherait aux yeux du monde, et qui ressortirait au cours d'infimes secondes ?
Nul ne sait ce qui la motive, pas même elle.
Que cherches-tu ?
Un râle s'échappe de sa bouche, un râle de délire, délire de désir, ou rêve de plaisir ? Où va t-elle ? Peut-il la suivre ? Tout démontre que malgré son dégout, elle aime plus que tout se trouver là, à se donner en spectacle au plus méprisable des hommes, à celui qui tout comme elle cache sa folie sous un masque, celui de la noblesse, et elle celui de la différence. Elle est autre, totalement et ne fera jamais partie du monde.
Veut-il la suivre ? Qui aimerait se perdre avec elle et peut être ne plus revenir ?
Quand Giorgio la flatte et lui offre un verre, elle sourit et s’exécute. Elle interrompt sa danse aussi brusquement qu’elle l’avait commencé. Elle s’accroupit face à lui, posant ses coudes sur la table devant elle, puisqu’il n’a pas de siège pour elle.
Les animaux et les esclaves n’ont pas le même droit à la hauteur que les hommes, même si certains chiens nobles ont ce privilège. Dans cette position peu confortable, elle boit une lampée du délicieux vin, laissant le liquide habiter sa gorge. Son sourire a disparu. Les travers de la Cour des Miracles, plus d’une oreille indiscrète et une langue de vipère les connaît, et les rumeurs créées tourbillonnent autour d’elle, sans qu’elle puisse en attraper une seule de vraie.
Ses rumeurs à elle, n’en sont pas car elle est la seule à les entendre. Comme la prophétie de Giorgio, comme ce sentiment de panique et d’urgence qui la prend de puis quelques temps, comme cette crainte d’autres femmes, qui paraissent dangereuses et détenir un pouvoir sur l’âme même de la Cour… Elle ne désire pas les lui révéler.
Elle cherche alors une pirouette pour s’échapper et rétorque :

_ Me'ci maît'e, me'ci de m'écouter, moi qui n'ait 'ien, 'ien que ma folie. Vous me flattez, en c'oyant que je devine autant que vous-même. Vous êtes assez intelligent pour les connaît'e ces t'ave', et si je me t'ompe, fouettez-moi pour mon insolence !
Elle baisse les yeux, aperçoit son décolleté et laisse ses yeux vers le bas, dans une attitude soumise. Elle espère réellement qu'il en rira et laissera tomber sa question. Elle a peur de ce qu'il pourrait déduire de ses visions.

Oh que ce tableau est vil, Giorgio s'en amuse, le plus immoral des peintres tiendrait là une scène digne d'un chef d'oeuve, cette esclave réduite à l'état animal, accroupie aux pieds de son maître, qui ne l'est plus réellement.. Elle est humiliée, il se gausse, il ne peut profiter pleinement de ce sentiment de toute-puissance car il sait qu'au fond il est lui-même esclave de cette relation.
Mais alors est-ce du désir refoulé ? Est-ce l'envie de posséder cette déesse noire qui lui fait renoncer à se dispenser de sa compagnie ? Il ne peut se résoudre à y croire, lui, libertin accompli, possédant de nombreuses femmes, comment un plaisir qu'il s'interdit pourrait ainsi le rendre esclave de ses sentiments ? A t-il seulement envie de pénétrer cette femme noire, qu'il considère en effet comme un animal, comment peut-il vivre en animant de lui-même ces infectes pulsions en la laissant l'approcher ?!
Il devrait la tuer, il devrait se libérer..

- Tu en meurs d'envie, pazza, que je te fouette, hein... tu aimes que je te malmène.. Que passe t-il dans la tua testa de négresse ?! Et ne me prend pas pour un idiot ! Parle-moi de la Cour ou...

Sans s'en être réellement rendu compte, il l'a giflé. Il ramène lentement la main le long de son corps, incrédule, oh non pas que la perspective d'avoir levé la main sur cette esclave l'émeuve, ce ne sera pas la première fois, simplement lui, maître de ses gestes, précis et froid comme le prédateur, ne peut envisager que le trouble qu'elle provoque chez lui lui fasse commettre des actes qui échappent à sa raison...
Leurs relations ont toujours été troubles.. Ce soir plus que jamais..
Il devrait la tuer, il devrait se libérer...
Et ce décolleté qui ne veut pas disparaitre de sa vue, et ces bijoux et ces hanches parfaitement rebondies.. Perds t-il la tête ? Sont-ce ses danses, l'a t-elle empoisonné ? Ses mystérieuses prophéties auraient un sens ?..
Il lui saisit violemment les poignets et goûte sa peau d'un rustre et animal coup de langue dans le cou, tel le plus primitif des grognards.. Il la repousse et s'asseoit...
Il perd les pédales, il devrait la tuer..
Il se ressert du vin..

Elle est folle, la Noire, elle est un tourbillon qui recèle sortilèges et enfer, qui terrorise les honnêtes gens, et les enfants dans leur lit, et les prêtres dans leurs églises, et les nobles superstitieux, et les femmes volages qui croient qu'elle détient le secret de la beauté...Pourtant, si on se plonge dans ses yeux, qu'on oublie le voile qu'on croit obscur et vil, il n'y a rien de démoniaque dans ses prunelles ; il suffit de regarder, de dépasser ses peurs et préjugés. Elle est bonne la Noire, si on lui demande, elle aide, elle guérit, elle soulage. Elle fait tout ce qu'elle peut. Face à Giorgio en revanche, elle se détourne, elle joue avec lui, alors qu'elle devrait baisser la tête et obéir. Elle est dualité, d'un côté, elle est un feu fou et fantasque, brûlant, alimenté par son pouvoir... mais de l'autre, elle est douce, presque naïve, prête à aider. Quand il l'appelle "ragazza del demonio", elle se rebelle : elle n'est pas ainsi, même si elle aime montrer une autre image.

Elle est entière, elle se donne, naturellement, elle n'a pas appris à dire "non" à vrai dire. Dans son pays, si un homme la voulait, il la prenait, et les enfants nés de cette union étaient vénérés comme les autres, une richesse. Un trésor d'autant plus grand qu'ils viennent de la "femme de pouvoir". Elle est jeune mais elle a eu trois enfants déjà, morts sur le bateau, de faim et de soif.

Elle croyait l'avoir captivé mais d'un coup il se redresse, une lueur caractéristique dans les yeux, elle sait ce qui l'attend, elle se tend mais ne se dérobe pas. "C'est ma punition" pense t-elle, "accepte-la"
Il la frappe bien sûr et elle bascule sur les fesses, assise de force et sonnée. Elle a glissé de la table où elle s'était appuyée. Elle reste à terre, elle ne veut pas se lever. Elle le sent s'approcher, terrible, la puissance du mâle, un deuxième coup va venir... Mais il n'en ait rien. Il la soulève et la colle à lui ; elle respire son parfum, un frisson la prend et elle en a honte, tandis qu'il plonge sa langue dans son cou et la lèche, comme un animal... comme pour sentir sa peau, tâter son odeur, voir si cette noirceur peut -elle se laver ?
Giorgio la lâche et elle se laisse tomber, et son dos gémit du choc contre les planches. Elle pousse un gémissement. Il se rassoit comme si de rien n'était et se sert un verre. Que s'est-il passé ? Pourquoi cette réaction inattendue ?
"J'ai raison, je peux le manipuler. Mais jusqu'à quel point ? Vais-je perdre le contrôle de la situation ?"
Elle l'a perdu depuis longtemps, le contrôle. C'est lui qui mène la danse et elle doit suivre le rythme. Toujours à terre, elle lève la main pour se masser délicatement le dos mais interrompt son geste en croisant son regard.
"Du calme, du calme"
Elle murmure, à voix très basse, c'est à peine s'il peut l'entendre :

_ La Cour est un théat'e et ses habitants ne sont que des pions, aux mains d'une force te'ible, je le sens. C'est à peine si je peux 'espirer quand je me p'omène.

Jamais elle ne s'était confiée comme ça, mais elle sentait que le moment était propice. Son malaise, son mal-être, il s'en contrefichait mais il lui avait demandé ce qu'elle entendait, et pour elle, entendre et sentir c'était pareil. Deux sens qui se rejoignaient pour ne faire qu'un, la complexité de son pouvoir. Elle garde les yeux dans le vague et reprend :
_ C'est un homme, de pouvoi'. Je ne vois pas son visage ; je ne sais pas qui il est, mais j'ai peu' quand je ma'che.

Elle se relève doucement et regarde enfin Giorgio. Il est resté assis, à boire son vin et elle s'approche doucement, comme d'un animal sauvage.
_ Pa'donnez-moi, Maît'e si je vous ai offensé.
Elle le regarde et attend.

Le calme dans son esprit et dans son sang, enfin...
Il ne peut perdre le contrôle, IL est le maître ici, les dérisoires palabres d'une esclave nègre et ses formes avantageuses ne sauraient faire perdre la tête à un aristocrate de son rang !
Il sourit légèrement, sa démence a quelque chose de risible, il vient de lécher une esclave, s'abandonnant à une méprisable et primitive pulsion, ridicule... Jamais ce genre d'anecdote ne doit courir aux oreilles de la Cour, jamais...
Pourquoi s'embarrasser de cette folle qui ne copte pour personne et menace simplement de réduire sa réputation à néant, imaginez seulement qu'il la prenne, perdant le contrôle, imaginez qu'il l'engrosse, infamie !
Il doit se débarasser de cette négresse, il fera le point sur lui-même plus tard pour comprendre et éradiquer cette terrible faiblesse, faille qu'il ne peut laisser qui que ce soit connaitre et exploiter.
Cela-dit, ses prophéties et charabias attisent sa curiosité... Que veut-elle dire ? Il a l'expérience de la plèbe, ne jamais ignorer un bruit ou un ragot des plus fous, ces crasseux sont des sources d'information en or.
De quelle présence parle t-elle ? Un nouveau pion de pouvoir parmi la Cour des Miracles ? Il doit en savoir plus... Ne pas la brusquer. Et si elle devait le mener dans l'impasse, alors il lui tranchera la gorge, il n'a plus le choix...

- Tu es pardonnée. Reprend du vin si tu le souhaites.
Parle-moi de cette force terrible qui t'effraie, de cet homme de pouvoir, dis-moi ce que tu sais.. Je pourrais te protéger tu sais, je suis ton Maître, tu peux tout me dire... Parle- m'en encore..

Ces paroles tendres lui ont arraché un effort terrible, et sous la table sa main se crispe sur sa dague.. En aura t-il la force ? Lui dont l main n'a jamais failli.... Pas encore.. Pas encore..

Il n'y a plus un bruit au dehors ; la nuit est terriblement avancée, et les dernières calèches ramenant les honnêtes gens dans leurs demeures sont passées depuis longtemps. La neige se met à tomber : elle le voit de sa position accroupie, à travers les fenêtres aux tentures lourdes, rouge bordeaux. Elle attend sa sentence ; elle a peur de ce qu'il va annoncer, peur de se confier mais ne voit pas comment y échapper.
Avant que l'animal ne se réveille en eux, il y avait eu du bruit, une ambiance, une musique inaudible, mais qui planait sur elle, quand elle dansait pour lui. Les musiciens étaient invisibles mais ils jouaient un refrain entêtant, presque absurde, une voix qui fredonnait :
"La folie, la folie, la folie s'est emparée de lui, comme elle s'est emparée de toi, et personne ne sortira de cette maison avant que le soleil ne se réveille. L'animal a ouvert les yeux sur la nuit et il te voit. Tremble, Ghaleyla, tremble, car il a faim. Il a envie de toi"

Cette voix, c'est l'Esprit, qui vient la hanter et qui lui révèle avec accuité la vérité. Une voix venue de l'au-delà, de l'entre-deux mondes, qu'elle seul entend et peut interpréter. Mais cette fois-ci, les mots la concernent et la désignent, elle comme la comédienne impuissante d'un spectacle non désiré. Elle se refuse à en être l'actrice, car elle ne peut pas prendre du recul suffisamment pour y voir clair et prendre la bonne décision, pour prononcer les "bonnes" paroles, celles inscrites dans le scénario, et qui ne précipiteront pas le fauve sur elle. Elle reprend son souffle, est terrorisée, ce n'est la première fois qu'une prophétie parle d'elle, mais cela est arrivé si peu de fois ! Et cela signifiait toujours un important changement : elle en avait eu une avant que les blancs ne viennent et ne tuent sa famille, et ne détruisent son village. Bien plus jeune, elle avait vu son destin, celui de voir l'avenir et de pouvoir le contrôler, sans offenser les Esprits.
Elle a peur car cela veut peut être dire qu'il se produira une naissance, ou une mort, cette nuit : l'avènement ou la chute de quelque chose et elle ignore quoi.
Et Giorgio veut sa réponse, et il attend, et il est furieux. Il est l'Animal. Elle a presque envie de lui crier cette vérité : que c'est lui l'homme terrible, l'homme dont elle a peur, car il est imprévisible et prêt à lâcher ses griffes sur le monde ! Non, elle ne boira plus de vin, elle ne partagera pas le liquide du vice, celui qui a précipité le noble vers la folie...*Est-ce ma faute ? Est-ce qui l'ai rendu fou ? Mais je ne voulais pas, je ne désirais pas...* Quoi ? Avoir un compagnon qui comprenne ce qu'est le désir de la mort ? Un homme qui sache ce qu'est être une femme, noire, honnie et désirée, comme on désire le Mal, qu'on veut le posséder sans que lui-même nous possède ? Impossible.

_ Je l'ai vu déjà, il y a quelques semaines.
*Trois. Jamais je n'oublierais. Jamais Giorgio ne pourra me protéger*
_ Tu ne pou'a 'ien cont'e lui. La machine est en ma'che, et l'animal... se 'éveille.
Paroles prophétiques, elle sentait l'Esprit parler avec elle, son timbre était différent, s'en rendait-il compte ?